La plasticité cérébrale au cœur des apprentissages

par | Avr 2021 | Apprentissages, Neurosciences

Article de Baptiste Libé-Philippot publié le 6 août 2017 sur le blog de Mediapart

” La notion de plasticité cérébrale naît avec les neurosciences contemporaines. Dès la fin du XIXème siècle – début du XXème siècle, le psychologue américain William James (1842-1910), les psychiatres italiens Eugenio Tanzi (1856-1934) et Ernesto Lugaro (1870-1940) et le neuroscientifique espagnol Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), prix Nobel de médecine et de physiologie en 1906, évoquent en effet cette notion. Ils la considèrent comme participant à l’apprentissage, qui nécessite de nouvelles connexions entre les neurones (synapses) ou un renforcement des synapses existantes. Autrement dit, la plasticité cérébrale consisterait en des variations de nos réseaux neuronaux au cours de la vie, le cerveau ne serait donc pas une structure figée. Quelles expériences illustrent la plasticité cérébrale ? En quoi consiste-t-elle ? Quid du nombre de nos neurones, est-il constant au cours de la vie ?

L’apprentissage de tâches manuelles : un exemple de plasticité cérébrale

Une expérience a été réalisée dans les années 1990 illustrant l’existence de la plasticité cérébrale, en prenant l’exemple d’exercices manuels, qui font intervenir le sens du toucher. Les doigts sont connectés au cerveau par des nerfs. Ces nerfs transmettent les informations sensorielles détectées par les doigts au cerveau ainsi que les ordres de mouvement du cerveau aux doigts. La région cérébrale impliquée dans la perception consciente du toucher est le cortex cérébral somatosensoriel. Il est subdivisé en sous-régions, chacune étant associée à un doigt : on parle de carte sensorielle. En quoi consiste cette carte ? Lorsqu’un doigt touche quelque chose, seulement une partie des neurones du cortex cérébral somatosensoriel « s’activent », les autres restant au repos. Chaque doigt « active » des zones distinctes du cortex cérébral somatosensoriel.

La question était : est-ce que la carte sensorielle est figée au cours de la vie, ou est-ce qu’elle s’adapte à notre usage de nos doigts ? Des électrodes ont été placées dans le cortex cérébral somatosensoriel de singes adultes afin de mesurer l’activité de différentes sous-régions de ce cortex. Ces électrodes permettent d’identifier les zones qui « s’activent » lorsqu’un doigt sent quelque chose. Les chercheurs ont tout d’abord précisé la carte sensorielle au début de cette expérience, quelle sous-région s’active lorsque le doigt « 1 » est utilisé par l’animal, de même pour les doigts « 2 », « 3 », « 4 » et « 5 ».

Le singe a ensuite dû faire chaque jour des exercices sollicitant principalement les doigts « 2 » et « 3 », parfois le « 4 ». Au bout de trois mois d’exercices, la carte sensorielle s’en retrouvait modifiée : l’étendue des sous-régions associées aux doigts « 1 » et « 5 » était réduite à la faveur de celle des sous-régions associées aux doigts « 2 » et « 3 » (celle de la sous-région associée au doigt « 4 » n’avait pas bougé). Cela signifie que davantage de neurones répondaient aux doigts « 2 » et « 3 » après cette période d’exercices, ce qui permettait à l’animal d’avoir une meilleure sensibilité pour ces doigts.

Plasticité de la carte sensorielle du cortex cérébral somatosensoriel chez le singe. L’étendue des sous-régions associées aux doigts de la main est modifiée en fonction de leur usage répété dans le temps. D’après W. M. Jenkins, M. M. Merzenich, M. T. Ochs, T. Allard and E. Guic-Robles, “Functional reorganization of primary somatosensory cortex in adult owl monkeys after behaviorally controlled tactile stimulation”, Journal of Neurophysiology (1990). © B Libé-Philippot

On pourrait faire le parallèle avec l’apprentissage d’un instrument de musique comme le violon ou du travail d’un artisan : notre cerveau s’adapte aux tâches qui sont répétées. On peut obtenir des résultats similaires pour d’autres sens. Par exemple, la carte sensorielle du cortex cérébral auditif (chaque sous-région répond à une fréquence sonore) est modifiée dans un environnement sans sons (surdité profonde) ou si des fréquences sont entendues plus fréquemment que d’autres (comme c’est le cas en industrie ou dans le bâtiment, avec certains sons de forte intensité répétés tout au long de la journée).

Qu’entend-on par plasticité cérébrale ?

La notion de plasticité cérébrale est très large et peut être entendue de diverses manières. On peut parler de plasticité cérébrale pour évoquer tous les changements que le cerveau adulte subit au cours de la vie : variation du nombre ou de la nature des neurones, de leurs synapses voire du comportement de la personne. Lorsqu’un article évoque cette notion, il faut donc faire attention à ce qui est considéré. Dès qu’un processus est compliqué, on a effet tendance à tout mettre sur le dos de la plasticité cérébrale, sans préciser vraiment de quoi il s’agit ! Nous n’évoquerons ici que certains aspects de la plasticité cérébrale.

Au début du XXème siècle, la plasticité cérébrale était combattue, notamment par le psychologue américain Karl Lashley (1890-1958) : l’apprentissage n’impliquerait pas un renforcement des synapses des neurones sollicités par une tâche donnée. Dans les années 1940, ce sont d’abord des théoriciens qui remettent au goût du jour la plasticité cérébrale et qui précisent ce qu’elle devrait être. Le neurophysiologiste polonais Jerzy Konorski (1903-1973) et le psychologue canadien Donald Hebb (1904-1985) proposent en effet la théorie qui deviendra la « synapse hebbienne », et qui rappelle les propositions d’Eugenio Tanzi : deux neurones qui sont sollicités plusieurs fois en même temps deviennent fortement connectés.

Cette théorie ne suppose pas la création de synapses au court de la vie (le cerveau serait structuré dès la naissance) mais des variations de leur force. Un neurone reçoit des milliers d’informations provenant d’autant de neurones qui le contactent par des synapses. C’est la somme de toutes ces informations qui permet au neurone d’envoyer à son tour une information à d’autres neurones. Plus une synapse est forte, plus l’information envoyée par un neurone sera « prise en compte ». Revenons à notre carte du cortex cérébral somatosensoriel. Chaque neurone de chaque sous-région est potentiellement associé à chaque doigt, mais l’information envoyée par un doigt est plus forte que les quatre autres. Si ce doigt est moins utilisé, la force de l’information qu’il envoie diminue, et un autre doigt (plus sollicité) peut prendre le dessus.

La validation de la théorie de Donald Hebb a été apportée dans les années 1970, par les neuroscientifiques canadien David Hubel (1926-2013) et suédois Torsten Wiesel (1924-), qui ont montré que le cerveau est « sculpté » par l’activité neuronale et que les synapses peuvent être réarrangées au cours de la vie. Ils ont reçu en 1981 le prix Nobel de médecine et physiologie pour leurs travaux.

Si le réseau neuronal est plus ou moins fixe, mais que la force des synapses est variable, cela permet une plasticité des cartes sensorielles très rapide (de l’ordre de trois mois dans l’expérience que nous avons vue). La création de synapses est plus longue. Il a été montré dans les années 1960, par le neurobiologiste britannique Geoffrey Raisman (1939-2017), que les neurones peuvent en effet former de nouvelles connexions à l’âge adulte, notamment suite à des lésions cérébrales. Si un sens est perdu (par exemple la vision), le cortex cérébral associé à ce sens ne va pas rester « endormi ». Les autres sens, par exemple le toucher, vont connecter ce cortex cérébral (c’est pourquoi les personnes aveugles auront une meilleure acuité pour les autres sens).

La plasticité cérébrale au cœur du développement cérébral

Au Ier siècle, le philosophe romain Sénèque pensait que l’embryon était un adulte en miniature et que le développement ne consistait qu’en la croissance. Il maintenant clair que le développement cérébral s’opère selon deux phases. Une première période se passe in utero, elle consiste en la production de neurones (le cerveau adulte en a environ 100 milliards) et de leur positionnement au sein du cerveau (les neurones migrent de leur lieu de production vers leur destination finale). Chez l’humain, cette période commence vers la 10ème semaine de grossesse et s’arrête vers la fin du 5ème mois.

Une seconde période commence in utero (vers le 6ème mois de grossesse) et se prolonge bien après la naissance (jusqu’à 25-30 ans environ le cerveau n’est pas considéré comme mature !). Elle consiste en la formation de connexions entre les neurones, les synapses (le cerveau adulte en a environ 100 mille milliards), ainsi qu’en l’élimination de synapses et de neurones. On peut parler de plasticité cérébrale pour cette seconde période.

Un nombre excédentaire de neurones et de synapses est produit au cours du développement cérébral. Un long travail de « sculpture » du cerveau a lieu ensuite pour équilibrer leur nombre, ajuster les connexions entre les neurones et entre les régions cérébrales. L’élimination des neurones excédentaires est en grande partie terminée à la naissance (une seconde phase d’élimination aura lieu à l’adolescence) mais l’élimination des synapses excédentaires s’opère jusqu’à la fin de la maturation du cerveau (vers 25-30 ans) ! Le cortex cérébral préfrontal, impliqué notamment dans l’attention, la planification, la prise de décision et le contrôle des émotions, est la dernière région à devenir mature.

La plasticité cérébrale après la naissance est dépendante de l’environnement dans lequel l’enfant puis le jeune adulte grandit. Les activités auxquelles l’enfant participe, ses expériences, l’apprentissage (par exemple celui des mathématiques, de la musique et des langues), les interactions avec les parents (et interactions sociales en général), participent à la structuration du cerveau. Même si la personne ne réutilise pas ensuite ce qu’elle a appris (une langue ancienne ou la musique par exemple), l’apprentissage aura participé à « sculpter » son cerveau. La plasticité cérébrale, on l’a vu avec l’exemple des tâches manuelles, est possible tout au long de la vie, mais elle est largement plus faible que chez l’enfant et le jeune adulte.

Des enfants qui grandissent dans des environnements « pauvres » (avec peu d’interactions sociales et peu d’apprentissage, ce qui a été le cas dans des orphelinats en Roumanie sous la dictature de Nicolae Ceausecu) présentent ensuite des signes autistiques avec moins de plasticité cérébrale. La soumission de l’embryon, de l’enfant, ou du jeune adulte à des substances psychoactives (alcool, drogues), le stress, affecte cette période très importante de plasticité cérébrale.

Qu’en est-il du nombre de neurones chez l’adulte : on en perd ou on en gagne ?

Si on prend au sens large la notion de plasticité cérébrale, on peut se demander si le nombre de neurones est fixe au cours de la vie (après la naissance), si on en perd ou si on en crée. Cela a été un grand débat au cours du XXème siècle. Santiago Ramón y Cajal, le père de la neurobiologie, avait posé le dogme que le nombre de neurones est fixe au cours de la vie, ce que nous avons pu apprendre à l’école. Mais dans les années 1960, le neuroscientifique américain Joseph Altman (1925-2016) montre chez la souris que de nouveaux neurones sont générés au cours de la vie, cassant le dogme posé par Santiago Ramón y Cajal. Il a fallu attendre 1998 pour en avoir la preuve chez l’humain ! Le débat quant à l’existence d’une neurogenèse chez l’adulte humain a de nouveau fait surface en 2018-2019, opposant plusieurs équipes de neuroscientifiques. La dernière étude sur le sujet montre l’existence d’une telle neurogenèse chez l’humain (entre 43 et 87 ans) qui diminuerait peu avec l’âge. En revanche, cette neurogenèse est fortement diminuée chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer.

Quelles sont les régions qui produisent des neurones tout au long de la vie ? Le neuroépithélium olfactif (impliqué dans l’odorat), l’hippocampe (impliqué dans la mémoire) et de manière générale le cortex cérébral (impliqué dans la perception consciente mais aussi dans le langage, les mouvements volontaires, l’abstraction, la prise de décision, etc.).

Si des neurones sont produits chaque jours, on en perdrait aussi chaque jour. Dans des conditions normales, notre cerveau a donc un nombre plus ou moins constant de neurones. Cependant, des chocs importants, une mauvaise hygiène de vie, certaines substances comme l’alcool ou des drogues, des maladies neurodégénératives, augmentent le nombre de neurones perdus.

Si l’existence de la plasticité cérébrale au sens large ne fait maintenant plus aucun doute, ses mécanismes précis, notamment chez l’humain, sont encore à décrire. Leur compréhension pourrait permettre de mieux appréhender comment se passent l’apprentissage et les processus de mémorisation ainsi que les facteurs qui la favorisent ou la restreignent. Des thérapies pourraient utiliser les mécanismes de la plasticité cérébrale pour « réparer » le cerveau suite à des lésions.

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